​INTERVIEW EXCLUSIVE – La pandémie Covid-19 ne doit pas faire oublier la protection de la biodiversité rappellent en chœur la célèbre primatologue et la directrice générale de l’Unesco lors d’un entretien croisé au Figaro.

Par Delphine Chayet et Cyrille Vanlerberghe

À l’occasion de la Journée internationale de la biodiversité, vendredi 22 mai, Audrey Azoulay, directrice générale de l’Unesco, Jane Goodall, primatologue célèbre pour ses études sur les chimpanzés et ambassadrice du Partenariat pour la survie des grands singes lancé par les Nations unies, rappellent que la crise mondiale du Covid-19 ne doit pas faire oublier la défense de la flore et de la faune de notre planète.

Jane Goodall ©VincentCalmel – Audrey Azoulay ©Pierre Mouton

LE FIGARO. – 2020 aurait dû être une année clé pour la biodiversité, mais les sommets internationaux ont été repoussés. Craignez-vous que cette question soit négligée à cause du Covid-19?

Jane GOODALL. – Je pense qu’au contraire les gens comprennent que ce sont les destructions des milieux sauvages et les agressions contre les animaux sauvages, chassés et vendus sur des marchés, qui sont responsables de la crise que nous sommes en train de vivre. J’espère donc que quand tout cela sera terminé, la pandémie nous aidera pour la protection de la nature et de la biodiversité.

Mais à plus court terme, il y a aussi des impacts très négatifs. La baisse du tourisme international fait que l’on constate une hausse du braconnage dans certains pays d’Afrique. Il y a notamment eu une recrudescence des attaques contre des rhinocéros au Botswana. Certaines populations locales ont perdu les revenus qui étaient liés au tourisme, et ne voient plus l’intérêt de protéger la faune sauvage. Quand le tourisme ne perturbe pas trop les animaux, il donne beaucoup de valeur à la protection des espèces pour les populations locales, et peut donc aider à les protéger.

Audrey AZOULAY. – Il y a un risque, surtout du fait des blocages qui existent dans les discussions intergouvernementales de portée mondiale aujourd’hui. Certes, le monde s’est mobilisé comme jamais pour atténuer les effets de cette pandémie mondiale. Mais les effets de la crise du climat et de la biodiversité sont souvent moins bien perçus parce que plus lointains, or ils sont déterminants pour notre futur commun. Les scientifiques sont pourtant très clairs, comme ils l’ont été à l’occasion du premier rapport mondial sur la biodiversité présenté à l’Unesco il y a un an. Peut-être que la pandémie actuelle sera au moins l’occasion de constater le coût collectif gigantesque des modifications radicales des modes de vie, avec leur lot de difficultés pour les plus vulnérables, et donc incitera à gérer mieux ces changements, par anticipation, s’agissant de notre relation à la nature.

Que fait l’Unesco pour préserver la biodiversité?

A. A. – L’Unesco est très engagée sur ce front, qui n’est pas sans lien avec la diversité culturelle, à la fois pour comprendre, préserver et restaurer la biodiversité. Nous travaillons d’abord aux connaissances scientifiques, à travers des programmes intergouvernementaux mondiaux, par exemple sur les sciences océanographiques ou sur les ressources d’eau douce.

Nous aidons aussi à préserver des espaces naturels à travers les 213 sites du patrimoine mondial naturel ou encore le réseau de plus de 700 réserves de biosphère dans 124 pays. Avec les géoparcs, l’ensemble de ces espaces représente l’équivalent de la superficie de la Chine soit plus de 6 % des terres émergées. Nous expérimentons enfin de nouvelles façons de retisser ce lien trop souvent rompu entre l’humanité et la nature en nous appuyant sur des connaissances scientifiques, des savoirs locaux et autochtones et des pratiques durables.

Une épidémie de Covid-19 chez les grands singes pourrait menacer leur existence même. En plus des autres menaces. Comment pouvons-nous
les protéger?

J. G. – Il n’y a pas encore de cas connu d’infection de grands singes par le nouveau coronavirus. Mais nous sommes très vigilants, car on sait qu’ils sont très sensibles aux maladies respiratoires humaines, qui sont souvent très mortelles pour eux. Il ne faut pas oublier que les chimpanzés ont 98,6 % d’ADN en commun avec nous, les humains. Tous les scientifiques prennent le problème très au sérieux, et évitent d’approcher les singes en ce moment. À Gombe, en Tanzanie, où se trouve notre centre de recherche sur les chimpanzés, nous avons suspendu nos travaux, même si le virus n’a heureusement pas encore été détecté dans la région.

A. A. – Près de 70 % de la population de grands singes a disparu au cours du dernier demi-siècle, ce qui rend la menace du Covid-19 encore plus grande. L’Unesco mène plusieurs actions pour les protéger. Nous agissons au niveau politique, comme dans le cadre du Partenariat pour la Survie des grands singes qui réunit plus de 105 membres. Nous aidons à protéger et gérer leur habitat dans 34 réserves de biosphère et sites du Patrimoine mondial, qui abritent des populations de 11 des 12 espèces de grands singes. La réserve de Gunung Leuser en Indonésie couvre par exemple l’intégralité de l’aire de répartition de l’orang-outan de Sumatra. Les zones de conservation doivent s’étendre encore et les communautés locales et autochtones ont un rôle essentiel à jouer car elles sont les véritables gardiens des traditions et cosmogonies liées aux grands singes.

C’est la troisième fois en quinze ans qu’un coronavirus franchit la barrière des espèces pour infecter la population humaine. Les prochaines crises pourraient-elles être évitées?

A. A. – Le rapport mondial sur la biodiversité de l’IPBES présenté à l’Unesco mettait en garde contre le risque d’amplification des maladies infectieuses du fait de la fragmentation des terres et de l’érosion de la biodiversité. Nous devons investir davantage dans la recherche. Notre prochain rapport sur la science montrera que la recherche scientifique ne représente que 1,72 % du PIB au niveau mondial, contre une cible de 3,5 %, avec des disparités évidentes.

J. G. – Le risque de franchissement de la barrière entre les espèces par des virus est connu depuis longtemps, et a déjà provoqué des épidémies mortelles comme Ebola ou le Sras. Mais cela n’a pas suffi à faire changer la situation, car de très importants intérêts financiers sont en jeu. C’est très rentable de couper la forêt vierge, pour ensuite vendre le bois, et faire pousser des plantes qui iront nourrir du bétail dans des exploitations intensives. À cela s’ajoute le fait que le trafic d’animaux sauvages est un marché mondial de plusieurs milliards de dollars, qui entretient la corruption dans de nombreux pays.

Et une grande partie de ce trafic part vers l’Asie, pour l’ivoire mais aussi pour des ingrédients utilisés notamment pour la médecine traditionnelle, comme les écailles de pangolin notamment. Mais heureusement, depuis la crise du coronavirus, il y a un très fort mouvement d’opinion en Chine contre l’exploitation des animaux vivants. C’est un point important, car si la Chine a interdit l’importation et la vente des animaux sauvages destinés à l’alimentation, ce qui concerne la médecine traditionnelle est encore autorisé, ce qui est évidemment très dommage.

Craignez-vous que cette crise affaiblisse le système multilatéral, réduisant ainsi la possibilité d’une réponse collective à la protection de la biodiversité ou la lutte contre le changement climatique?

A. A. – Cette crise est une crise mondiale, qui concerne l’ensemble de la planète et montre, si c’était nécessaire, à quel point les sociétés sont interconnectées. Le multilatéralisme peut être un atout essentiel à chaque étape: partager les données, les expériences, trouver des solutions d’urgence pendant la crise, accompagner la phase de transition, agir de façon concertée puis anticiper.

L’Unesco a pu par exemple accompagner ses États membres de façon très forte sur le sujet de l’éducation à distance. Affaiblir le système multilatéral, c’est se priver d’un investissement patiemment bâti et perdre des chances de faire mieux ensemble. Cela étant dit, ce système n’est pas parfait, il peut et doit s’améliorer, ce qui n’est possible qu’avec l’implication des États membres et une protection suffisante de l’intérêt général.

Avez-vous l’espoir que notre monde, après cette pandémie, sera différent
de ce qu’il était avant?

A. A. – C’est en tout cas le moment de penser avec des perspectives et des idées adaptées et non pas toutes faites ou datées. Nous lançons cette semaine les Forums Unesco, en donnant pour cette première série la parole à des femmes, dont la voix n’a pas résonné assez fort durant cette crise, autour de valeurs clés que sont la solidarité, l’éthique et la diversité.

J. G. – Je suis en fait assez optimiste. Je crois que les gens qui habitent dans les grandes villes ont découvert à cause du confinement ce que c’était de respirer un air plus pur, de vivre dans un environnement moins bruyant et de pouvoir voir les étoiles dans le ciel la nuit. Je ne pense pas qu’ils voudront retrouver la pollution, comme avant, et j’espère qu’ils seront donc prêts à changer de mode de vie, avec un impact moins fort sur la planète.

Dr. Jane Goodall, DBE

Fondatrice du Jane Goodall Institute & Messagère de la Paix aupres des Nations-Unies

Ms. Audrey Azoulay

Directrice Générale de l’UNESCO