INTERVIEW – Pour l’édition indienne de ELLE, Livia Firth, cofondatrice et directrice créative d’Eco-Age, s’est entretenue avec le Dr Jane Goodall, DBE, toujours aussi inspirée, sur la résilience de la nature et l’espoir en l’esprit indomptable de l’homme, et sur le fait que cette pandémie est une occasion de tout remettre à zéro.
Par Livia Firth pour le magazine ELLE.
Je ne pense pas que le Dr Jane Goodall, DBE, fondatrice du Jane Goodall Institute et Messagère de la paix auprès des Nations unies, ait besoin d’être présentée. Sa réputation la précède. Je l’ai rencontrée à quelques reprises ces dernières années, lors de la cérémonie des Roots & Shoots Awards à Londres, entourée d’enfants et serrant dans ses bras son chimpanzé préféré (et célèbre). Au vu de sa carrière et de ses réalisations, on pourrait s’attendre à une certaine réserve, qui serait plus que justifiée. Rien ne saurait être plus éloigné de la vérité.
Non seulement le scintillement de ses yeux et son sourire malicieux sont plus forts que jamais, mais ce qui la motive encore aujourd’hui, c’est son désir de contact avec les gens et de conversations afin de promouvoir son propre message en faveur de la nature et des animaux. Avant que nous ne commencions cette interview, j’ai commenté avec désinvolture le fait qu’elle devait être heureuse de ne pas voyager pendant un certain temps car la Covid-19 nous a tous mis en arrêt. Eh bien… j’aurais dû m’en douter car, même sur notre écran Zoom, elle me regarde comme si je vivais sur Mars : « J’ai hâte de reprendre la route ! Les voyages et les gens me manquent tellement ! ». Et voilà.
Livia Firth : Bonjour Jane ! C’est si agréable de vous voir, vous avez l’air en forme !
Jane Goodall : Merci !
LF : Je voulais vous demander : comment cela se passe-t-il pour les projets de terrain en Afrique à cause de la Covid-19 ?
JG : Chimp Eden (en Afrique du Sud) et Tchimpounga (en République du Congo) vont bien parce que nous pouvons garder les gens et les chimpanzés isolés. Chaque personne qui arrive doit être testée, donc il n’y a pas trop de risque. Mais à Gombe (en Tanzanie), c’est complètement différent. Il n’y a pas de clôture et des milliers et des milliers de personnes vivent dans des villages pauvres aux alentours. Le nombre de personnes qui pénètrent sur la réserve est limité, elles sortent une ou deux fois par semaine juste pour vérifier où se trouvent les chimpanzés. Mais la réserve est dangereusement proche de (la ville de) Kigoma. Nous avons donc lancé une grande campagne d’éducation à destination des villageois, nous leur fournissons des masques et effectuons des tests. Nous sommes terrifiés à l’idée que les chimpanzés puissent l’attraper eux aussi. C’est vraiment difficile, il faut juste croiser les doigts.
LF : Je viens de voir qu’un nouveau documentaire est sorti, intitulé « Jane : Un message d’espoir ». J’ai tout de suite pensé à l’opportunité de son titre ! Vous parlez également d’espoir dans votre message de Pâques publié sur Instagram, de la résurrection, de l’espoir et de la résilience. C’est d’autant plus intéressant que vous avez vécu la Seconde Guerre Mondiale puis le 11 septembre lorsque vous étiez à New York – vous avez été témoin et avez vu les transformations qui ont suivi. Alors, avez-vous de l’espoir ?
JG : J’ai encore de l’espoir dans la résilience de la nature, j’ai de l’espoir dans la jeunesse, et j’ai de l’espoir dans l’esprit humain indomptable qui dit : « Je ne vais pas abandonner. Je n’abandonnerai jamais ». Je n’ai pas l’espoir que certains politiciens ou dirigeants mondiaux changent ; il faut plutôt que la communauté se lève dès maintenant, et je pense que le terrain est vraiment mûr pour cela. Ce confinement nous a fait redécouvrir une sorte d’interconnexion que nous avons, ce sens de la communauté. Il nous a presque rappelé que nous sommes des citoyens.
LF : Dans son livre « Plan B pour la planète : Le New Deal vert », Naomi Klein parle d’un plan Marshall pour la relance, un nouvel accord pour une économie verte. C’est peut-être ce qui va se passer, car si les gouvernements et les entreprises veulent survivre à ces virus, ils doivent changer radicalement. Quel serait votre plan Marshall pour la nature ?
JG : Je suis en train d’écrire un essai pour un livre sur la végétalisation des zones urbaines, la plantation d’arbres, l’aménagement de l’espace, la mise en place de choses sur le toit, les murs verts et les jardins urbains. Nous pourrions même faire pousser des légumes biologiques dans tous les jardins des écoles, pour que les papillons et les insectes puissent polliniser et que les fleurs puissent revenir. Vous savez, nous pourrions le faire. Ça marche !
En plus de planter des arbres maintenant et de protéger les forêts, je pense que nous devons travailler avec les jeunes, avec les politiciens, avec les entreprises, avec les enseignants et les parents. Nous devons essayer de frapper de toutes parts. Quelqu’un de célèbre a dit un jour « penser globalement, agir localement », mais je ne me souviens plus qui c’était. Mais c’était faux. Nous devons agir localement avant d’oser penser globalement, parce que si vous êtes assis ici et que vous pensez à tous les problèmes mondiaux, vous ne pouvez pas vous empêcher d’être déprimé. On ne peut pas. Mais si vous dites : « Eh bien, je peux faire quelque chose à ce sujet. Je peux mettre en place le recyclage dans toute mon école ou peut-être mon quartier », vous le ferez et c’est très bien. C’est la mentalité qui anime Roots & Shoots, qui compte aujourd’hui 65 pays actifs.
LF : C’est tellement énorme ! Et Roots & Shoots est aussi présent en Inde ?
JG : Roots & Shoots se développe rapidement en Inde ! Shweta Khare Naik [la coordinatrice en Inde] est incroyable et nous l’avons mise en contact avec d’autres petits groupes qui débutent. Et je devais aller en Inde cette année, pour visiter certaines écoles et rencontrer les volontaires qui ont travaillé dur pour donner de l’inspiration et les féliciter pour ce qu’ils font, mais maintenant je dois le faire virtuellement. Je suis vraiment contente d’être allée en Chine juste avant le confinement, parce que Roots & Shoots est très important là-bas aussi. Nous y avons actuellement un programme avec des étudiants universitaires qui font le tour des grandes entreprises et qui évaluent leur impact environnemental, via leur consommation d’électricité ou de papier. Trois mois plus tard, ils y retournent, et grâce à cette évaluation, les entreprises ont changé !
LF : C’est fantastique ! Je suis sûr que les entreprises du monde entier aimeraient que des enfants se rendent à leur bureau pour leur apprendre à être responsables. Je veux dire que cela devrait commencer par les enfants. C’est ce que j’aime dans le mouvement de Greta Thunberg. Il s’agit d’avoir une jeune personne qui mobilise des millions de jeunes dans le monde entier pour protester, mais je pense que les protestations devraient maintenant se transformer en solutions. Il ne devrait donc pas seulement s’agir d’une protestation, mais aussi de ce que nous allons faire. Si vous voulez provoquer un changement, vous devez être positif, constructif et optimiste. Mais c’est parfois difficile. Dans mon travail de militante, je suis parfois très frustrée et en colère et je perds patience avec toutes les entreprises qui prétendent vouloir changer et qui ne le font pas…
JG : Eh bien, il faut faire simple. Et aussi ne pas essayer d’appliquer tout le temps la même méthode, parce que ça ne marche pas. Je me souviens que lorsque j’ai commencé ce long combat pour mettre fin à la recherche médicale sur les chimpanzés, j’ai réussi à entrer dans un laboratoire et j’ai ensuite organisé une réunion avec certaines personnes du laboratoire. Beaucoup de défenseurs des droits des animaux ne m’ont plus jamais adressé la parole. Ils m’ont dit : « Comment pouvez-vous vous asseoir avec ces gens ? Comment pouvez-vous accepter une tasse de café de leur part ? Et j’ai dit : « Si vous ne vous asseyez pas pour leur parler, comment pouvez-vous espérer un changement ? »
Donc, je ne les ai pas confrontés, je me suis contentée de parler des chimpanzés de Gombe, je leur ai montré des séquences de film, j’ai parlé de s’allonger au soleil couchant dans un joli nid de feuilles. Et ça leur a plu. Ils ne l’ont pas admis à l’époque. Mais, comme vous le savez, tous les chimpanzés américains sont maintenant épargnés [par la recherche médicale].
LF : Vous avez tout à fait raison. Croyez-vous que maintenant, avec cette pandémie, nous avons la possibilité de tout remettre à zéro ?
JG : Nous avons cette opportunité et nous espérons que beaucoup d’individus vont se « réinitialiser » et que cela va en quelque sorte atteindre les pouvoirs qui résistent.
LF : C’est à espérer ! Si nous sommes tous connectés et si nous nous tenons tous la main, ce sera aussi une réalité.
JG : On ne peut pas se tenir la main pour le moment !
LF : Se tenir la main virtuellement ! C’était tellement agréable de vous voir Jane et j’espère que nous pourrons bientôt nous embrasser en personne.
Dr. Jane Goodall, DBE
Fondatrice du Jane Goodall Institute & Messagère de la Paix aupres des Nations-Unies
Livia Firth
cofondatrice et directrice créative d’Eco-Age
Traduction : JGI France
Retrouvez l’interview en anglais sur ELLE.in et un extrait en français sur ELLE.fr